Gérard Lebrun est un parfait abruti : quarante deux ans, marié, trois beaux enfants, un gros chien, un travail stable de cadre moyen dans l'alimentation industrielle, une maison Phénix achetée à crédit, voiture de série rutilante, télévision écran plat dernier cri, quelques convictions politiques modérées, deux ou trois hobbies à la mode, plein de rêves de vacances aux Seychelles dans la tête. Bref, une tête bien modelée pour une destinée sans surprise.
Gérard Lebrun s'affaire aux préparatifs de Noël. Boudin blanc, cadeaux, dinde, champagne, chocolats, musique de discothèque... Petit bonheur annuel sous le toit familial de la zone résidentielle où s'accroche un Père Noël gonflable indifférent aux autres rouges pantins qui l'entourent.
Suspendu aux gouttières, étendu sur les tuiles, escaladant de mille façons maladroites, étranges et peu orthodoxes cheminées, murs de crépit, balcons surplombés d'antennes paraboliques, le peuple de clones à barbe blanche se gèle joyeusement les guirlandes en attendant d'être relégué dans les remises ou à la poubelle, une fois accomplies les saintes saturnales. Quelques-uns pourriront sur les toits, oubliés jusqu'en février.
Gérard Lebrun est heureux. Heureux de son petit bonheur à lui, sans exigence ni souci, entouré de Pères Noël de toutes sortes : des petits, des géants, des moyens, des grandeur nature, des en chocolat, des en plastique, des en guimauve, des en chair et en os... Et même, paradoxe des paradoxes de cette société de consommation qui ne consomme même plus ses surplus, des en sucre non comestible !
Tonnerre dans le cosmos ! La foudre s'abat sur la petite tête de Gérard Lebrun, modeste mortel propriétaire d'une de ces maisons alignées en zone d'habitation urbaine. Pétrifié par la grâce à quelques heures du réveillon de Noël, Gérard Lebrun sent l'éclair de la Vérité le traverser.
Lueur autrement plus fulgurante que celles qui l'entourent... Au pied du sapin qui, imperturbable, clignote depuis trois semaines d'un bonheur égal dans le salon, rivalisant avec l'illumination de l'écran plasma de la télévision allumée en permanence, Gérard Lebrun décide d'entrer dans les ordres. Qui comprendra les voies du Ciel ? Des larmes de joie tombent sur la moquette achetée en promotion.
A la minute même l'abruti de naissance miraculeusement mué en âme éveillée prend la décision de se retirer du monde, abandonnant réveillon, sapin, foie gras, femme, chien et enfants pour se cloîtrer à vie chez les Chartreux.
Ultime témoignage du passé du repenti arborant aujourd'hui la tonsure : le Père Noël gonflable qui a moisi jusqu'au printemps sur le toit. L'année suivante le nouveau compagnon de sa femme, demeurée idiote quant à elle, l'a remplacé par un autre blanc-barbu garanti anti-corrosion. Mais de tout cela Gérard Lebrun est à des années-lumières.
A quarante deux ans Gérard Lebrun est devenu un homme, un vrai sous sa bure.
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